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Créée à Genève en 1996 dans l’orbite du Conseil de l’Europe, la FEDRE s’intéresse depuis toujours aux régions transfrontalières. En 2023, elle a noué un partenariat avec le Crédit Agricole next bank pour étudier l’effet-frontière sur le pourtour de la Suisse dans divers domaines, dont certains échappent à l’attention du grand public. Après le le numéro 1 qui traitait de l’aide alimentaire, le Créée à Genève en 1996 dans l’orbite du Conseil de l’Europe, la FEDRE s’intéresse depuis toujours aux régions transfrontalières. En 2023, elle a noué un partenariat avec le Crédit Agricole next bank pour étudier l’effet-frontière sur le pourtour de la Suisse dans divers domaines, dont certains échappent à l’attention du grand public. Après le numéro 1 qui traitait de l’aide alimentaire, le numéro 2 qui abordait les difficultés du secteur de la santé, le numéro 3 qui présentait un sujet vital pour nos régions – l’eau –, le numéro 4 tourné vers la culture, le numéro 5 traitant du thème délicat de savoir qui indemnise les frontaliers au chômage, le numéro 6 axé sur l’idée de créer une carte de résident frontalier, le numéro suivant traitant de la mobilité durable en agglomération transfrontalière, ce numéro est consacré aux aspects européens des coopérations transfrontalières.

Le philosophe et essayiste Denis de Rougemont (1906-1985) voyait dans les coopérations transfrontalières des sortes d’ateliers permettant peu à peu de construire l’Europe par le bas. Or aujourd’hui, la dimension européenne est loin de jouer le même rôle à Bâle et à Genève. Regardons-y de plus près…  

Un « esprit européen » inégalement perceptible

Qu’est-ce qui différencie la coopération transfrontalière à Bâle et à Genève ? On vous répondra que l’une est binationale et monolingue, tandis que l’autre est trinationale et bilingue. Mais il y a plus : alors qu’à Bâle, en Alsace et dans le pays de Bade, on insiste beaucoup sur la vocation européenne de ce qui est entrepris, cette insistance se fait si discrète entre Genève, la Haute-Savoie et l’Ain, qu’elle passe souvent inaperçue. Les acteurs de ces deux coopérations ne semblent donc pas mus, en profondeur, par les mêmes motivations. Ainsi l’agglomération transfrontalière de Bâle s’appelle-t-elle « Eurodistrict trinational de Bâle / Trinationaler Eurodistrict Basel », alors que celle de Genève a été nommée, tout simplement… « Grand Genève ».

Présence ou absence d’investissements suisses chez les voisins

Quittons maintenant ces aspects symboliques, qui sont importants car ils dénotent un certain état d’esprit. Confédération et cantons respectifs investissent massivement dans les deux agglomérations. La différence vient en revanche du secteur privé. À Bâle, des entreprises suisses – par exemple les géants de la chimie – délocalisent volontiers en France et Allemagne voisines, y créant donc de nombreux emplois, y voyant aussi une porte d’entrée vers le marché intérieur de l’UE. C’est peu dire qu’on ne constate pas un tel phénomène dans le Grand Genève, en dépit de l’existence de la technopole d’Archamps. Certes la faiblesse du secteur secondaire à Genève fournit une part de l’explication. Toujours est-il que cela empêche de sortir du schéma initial des accords de 1973 : grosso modo Genève fournit les emplois, et la France voisine amène de la main d’œuvre que Genève ne peut héberger. Toutefois, avec un nombre de frontaliers qui a triplé en 20 ans, il est aujourd’hui indispensable que ce schéma évolue. Il devient en effet responsable de déséquilibres de moins en moins supportables et d’une déstructuration du tissu social de la France voisine, sans parler d’un déficit d’image des travailleurs frontaliers chez un nombre significatif de Genevois. À ce propos, une enquête récente des deux universitaire lausannois Oscar Mazzoleni et Andrea Pilotti, publiée dans National Populism and Borders en 2023, indiquait que le modèle bâlois de relations transfrontalières était de type « coopératif », tandis que celui de Genève se rapprochait d’un type qualifié de « conflictuel » caractérisant selon eux ce qui se passe au Tessin.

L’entrecroisement des solidarités

Lorsque nous nous sommes rendus au 60e anniversaire de la Regio Basiliensis en octobre 2023, nous avons été frappés de voir combien les cantons du nord-ouest de la Suisse redoublaient d’efforts envers leurs voisins français et allemands, pour essayer de garder un bon niveau de relations avec l’Union européenne malgré la rupture en 2022 (par la Confédération) des négociations d’un projet d’accord-cadre avec Bruxelles. Bâle, coupée du plateau suisse au sud par le massif du Jura, regarde depuis des siècles vers ses voisins du nord et de l’est, situés le long du Rhin. En revanche, la crainte de la Genève protestante de subir l’influence de ses voisins catholiques a longtemps engendré une attitude inverse.

Aujourd’hui, ce sont des investissements suisses qui financent les infrastructures de transport dans l’agglomération de Saint-Louis à la frontière française, nous dit sa maire Pascale Schmidiger. La ligne du tram 8 de Bâle avait déjà été prolongée vers Weil am Rhein en Allemagne en 2014. Et c’est en 2017 que le tram 3 a été prolongé par les Basler Verkehrs-Betriebe (BVB) vers la gare de Saint-Louis, devenant ainsi transfrontalier vers la France. Dans ce domaine, le grand sujet des prochaines années sera la desserte par rail (6 km de connexion) de l’aéroport de Bâle-Mulhouse, seul aéroport binational au monde et qui porte d’ailleurs le nom d’EuroAirport, y associant les Allemands. Les Suisses poussent dans cette direction : ils sont prêts à financer une bonne part des 450 millions d’€ estimés pour une mise en circulation en 2035.

Des services doivent être rendus dans les deux sens

Là aussi, l’Eurodistrict de Bâle peut donner des idées. On a vu que la partie suisse, pourvoyeuse d’emplois frontaliers, investit beaucoup dans les infrastructures de transports ferroviaires et aéroportuaires, ainsi que fluviales pour ce qui est de l’aménagement des ports le long du Rhin afin que le trafic de marchandises puisse remonter dans de bonnes conditions jusqu’à Bâle.

Mais le mouvement n’est pas à sens unique et le but est de développer des solidarités. Par exemple, l’Alsace s’engage à soutenir les Bâlois dans leurs relations avec l’UE. Cela concerne entre autres le niveau universitaire et de la recherche, victime de “sanctions” de l’UE à la suite de l’échec des négociations d’un accord-cadre bilatéral. La solidarité régionale s’exerce également pour maintenir le régime actuel de la navigation sur le Rhin, question relevant du droit international et réglée par la Convention de Mannheim de 1868, mais sur laquelle l’Union européenne voudrait reprendre la main, ce qui affaiblirait la partie suisse qui n’en est pas membre.

Une dernière anecdote, plus ponctuelle mais de nature à frapper les esprits : l’Alsace a décidé d’écrire aux organisateurs de l’Eurovision 2025 en Suisse, afin d’apporter son soutien à la candidature de Bâle.