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Créée à Genève en 1996 dans l’orbite du Conseil de l’Europe, la FEDRE s’intéresse depuis toujours aux régions transfrontalières. En 2023, elle a noué un partenariat avec le Crédit Agricole next bank pour étudier l’effet-frontière sur le pourtour de la Suisse dans divers domaines, dont certains échappent à l’attention du grand public. Après le numéro 1 qui traitait de l’aide alimentaire, le numéro 2 qui abordait les difficultés du secteur de la santé, le numéro 3 qui abordait un sujet proprement vital pour nos régions – l’eau –, voici le thème de la culture : comment réussit-elle, ou pas, à franchir la frontière ?

La culture, c’est beaucoup plus qu’un loisir. Toutes relations qui se nouent entre humains produisent de la culture et en sont les produits. C’est la vie de la vie, a-t-on pu dire. Et l’ancien Maire de Lyon, Édouard Herriot, ajoutait : « c’est ce qui reste quand on a tout oublié ». Mais qu’en est-il lorsqu’une frontière coupe un territoire ? 

L’exemple vient-il du Rhin supérieur ?

La région dite « des Trois Pays » entre Bâle, Mulhouse et Freiburg fait beaucoup dans ce domaine. Il y a été créé un Pass-Musées (Museumspass) rassemblant 350 musées, châteaux et jardins en France, Suisse et Allemagne, ainsi que 1’000 expositions ou événements temporaires, ce qui lui permet de revendiquer le titre de « plus grand musée du monde ». Il est valable une année à partir de la première visite et coûte 150 €. On peut l’acquérir en ligne et il offre un accès gratuit pendant douze mois à un adulte et 5 enfants de moins de 18 ans à tous les musées et événements temporaires qui font partie de ce réseau, lequel ne se limite pas à la région tri-nationale rhénane stricto sensu, puisque qu’on y dénombre par exemple le Centre Pompidou de Metz ou les châteaux de Mannheim en Allemagne et de Thoune en Suisse. On peut aussi obtenir des réductions à des voyages culturels plus lointains, comme celui qui est proposé à Lisbonne en mai 2024.

Il existe par ailleurs un « Musée des Trois Pays » (Dreiländermuseum) unique en Europe, établi dans une ancienne manufacture de tabac construite au XVIIIe siècle à Lörrach, ville allemande de 50’000 h. à 20 minutes de Bâle. Environ 20’000 visiteurs par an. Sur une superficie de 1’000 m2, on y présente de manière didactique et interactive l’histoire de la création des frontières dans la région et leurs conséquences, les traditions communes des habitants, la manière dont s’est organisée leur vie à la frontière.

Ferney-Genève-Coppet : le périmètre des Lumières

Voltaire, Rousseau, Mme de Staël et son groupe de Coppet (Constant, Sismondi, Necker…) – ces précurseurs de la démocratie mondialement célèbres ont vécu là, sur cette petite portion de territoire entre Genève, Vaud et France. Avant de connaître le succès à Paris, Rousseau, citoyen de Genève, se formera à Annecy, Chambéry et Turin, puis à Lyon. Et Voltaire, à son retour de Prusse, s’installa à Genève dans la Villa des Délices en 1753 – il y écrivit et publia Candide – avant d’acquérir le Château de Ferney en 1759. C’est là que vint le trouver Pierre Calas, fils d’un protestant iniquement exécuté à Toulouse, qui le convainquit d’écrire à Ferney le fameux Traité sur la tolérance (1763).

Aujourd’hui la Villa des Délices et le Château de Voltaire à Ferney, distants de 5 km, collaborent étroitement par-dessus la frontière. La Villa est dotée de collections qu’elle prête volontiers au Château qui reçoit 32’000 visiteurs par an. Des groupes scolaires visitent les deux. Le 29 novembre 2023, le président Macron passa une matinée au Château « pour honorer notre patrimoine commun franco-suisse », lors de sa réouverture au public après restauration.

Lors de ventes aux enchères, la France et Genève évitent souvent de surenchérir l’un sur l’autre. Pourtant, la Villa reste peu visible à Genève, tandis que le Château, qui appartient à l’État depuis 1999, mobilise de ce fait assez peu les élites politiques locales.

2028 sera l’année du 250e anniversaire de Voltaire et de Rousseau. Ne pourrait-on pas s’en saisir pour concevoir un événement de retentissement international qui donnerait l’ampleur souhaitable à ce patrimoine ? 

En quête de rééquilibrage autour de Genève

Dans le secteur culturel comme ailleurs, il y a entre Genève et son environnement un déséquilibre persistant et un rapport de centre à périphérie qui n’est pas sans défaut : Genève ignore trop la “France voisine” et cette dernière regarde trop exclusivement vers Genève.

Pourtant, l’exemple du Paléo Festival de Nyon créé en 1976 montre que l’on peut réussir pleinement quelque chose d’ambitieux aux portes de Genève. Pourquoi alors ne pas rêver d’une réalisation culturelle prestigieuse près d’Annemasse ou de Ferney ? La réussite du Léman Express, qui permet de gagner facilement Annemasse (mais ignore le Pays-de-Gex) peut contribuer un peu à rééquilibrer les choses. Grâce à lui, Château-Rouge et la Villa du Parc enregistrent une proportion de Genevois en hausse dans leur public. 

La Villa du Parc est membre active d’un « réseau d’art contemporain en territoire alpin » nommé Altitudes, axé sur les thèmes d’actualité de la montagne et du réchauffement climatique. Ce réseau, actuellement coordonné par l’Archipel Art contemporain de Saint-Gervais-les-Bains, se déploie sur un autre espace, vers l’est, et il projette de s’étendre en direction du Valais et du Val d’Aoste. 

La “France voisine” ne doit pas avoir les yeux rivés sur la métropole genevoise. Dans les années 1980, Claude Haegi, membre de l’exécutif de la Ville de Genève, suggéra au Maire d’Annemasse qu’au lieu d’être démoli, le dépôt des locomotives en forme de rotonde pourrait être transformé en « musée d’art contemporain pour des œuvres de très grande taille » et devenir un lieu incontournable, à l’exemple de Gianadda à Martigny. Il reste convaincu que c’est par de telles actions que l’on rééquilibre un territoire. Mais pour cela, rappelle-t-il, il faut une personnalité s’engageant avec détermination.