Créée à Genève en 1996 en lien avec le Conseil de l’Europe, la FEDRE www.fedre.org s’intéresse depuis toujours aux régions transfrontalières. En 2023, elle a noué un partenariat avec le Crédit Agricole next bank pour étudier l’effet-frontière sur le pourtour de la Suisse. Après le numéro 1 qui traitait de l’aide alimentaire, le numéro 2 des difficultés du secteur de la santé, le numéro 3 présentant un sujet vital pour nos régions – l’eau –, le numéro 4 tourné vers la culture, le numéro 5 affrontant le thème délicat de qui indemnise le chômage des frontaliers, le numéro 6 axé sur l’idée d’une carte de résident frontalier, le suivant analysant la mobilité durable en agglomération transfrontalière, le numéro 8 consacré aux aspects européens des coopérations transfrontalières, le 9 à la diversité des systèmes d’imposition des frontaliers, le 10 à la différence entre la Suisse et ses voisins dans la comptabilisation des chômeurs, le 11 à la planification d’infrastructures de transports durables en agglomération frontalière, le 12 à la contribution de la culture à une identité transfrontalière commune, le 13 à l’importance croissante des phénomènes frontaliers, le 14 au rôle du sport dans les relations transfrontalières, le 15 à la démocratie en région transfrontalière, le 16 aux ressources forestières transfrontalières, le 17 aux associations de travailleurs frontaliers, le 18 à l’avenir de la mobilité, notamment en territoire traversé par la frontière… voici le numéro 19, sur le « Grand Genève ».
Ce qu’on nomme depuis 2013 le « Grand Genève » est sans cesse en mouvement, et même souvent dépassé par son propre mouvement, si rapide, avec des autorités donnant parfois l’impression d’écoper avec de petits seaux une eau tumultueuse, inarrêtable, emportant le navire. Mais on peut y voir aussi la preuve d’un dynamisme qu’on a simplement du mal à canaliser et exploiter.
Sébastien Colson, journaliste au Dauphiné libéré, est un des tout meilleurs connaisseurs de cette région pour laquelle il a une empathie naturelle qui transparaît des lignes de son dernier ouvrage : Et au milieu passe une frontière (Slatkine, 2025).
L’irrépressible attractivité genevoise
Ce qu’on nomme le « Grand Genève » a suscité ces dernières années plusieurs ouvrages, à commencer par la thèse universitaire de Vincent Mottet (2016) centrée sur la compatibilité des normes liées à l’environnement de part et d’autre de la frontière, suivie d’un ouvrage collectif qu’il a dirigé (2018), riche des points de vue et expériences de différents acteurs-clés rassemblés en autant de chapitres ; et en 2023, sortait un ouvrage où Jean-Louis Meynet dénonçait, avec des arguments assez forts, ce qu’il appelait « Le mythe du Grand Genève ».
L’évolution est si perceptible depuis quelques années qu’un panorama complet était nécessaire. Ainsi le livre de Sébastien Colson vient à point ! Il rappelle la profondeur de champ historique, sans laquelle il n’y pas d’authentique région : tout paraissait plus simple au XIXe siècle, avec certes une population bien moindre ; puis cela s’est gâté au XXe, malgré le maintien des zones franches par la sentence arbitrale de Territet (1933) afin de limiter les effets de la fermeture croissante de la frontière. Il faudra attendre 1973 pour que la création des fonds frontaliers (commémorée par un ouvrage collectif paru chez Schulthess en janvier de cette année) vienne durablement transformer la donne. Ensuite, l’accord de libre-échange entre la Suisse et l’Union européenne a puissamment servi d’accélérateur à partir de 2002. Et la fermeture des frontières lors du COVID fut un traumatisme.
Alors, Sébastien Colson a sûrement raison de dire que le Grand Genève politique « existe bien plus qu’on ne le dit, bien moins qu’il faudrait » (p. 192). Certes, tout n’est pas résolu, et l’attractivité économique de Genève est difficile à encadrer de manière écologiquement durable et sans déséquilibres sociaux grandissants. Genève demeure le centre du processus et elle le sait, mais sans toujours en assumer pleinement les responsabilités : « à Genève, on veut nager sans se mouiller », déclarait plaisamment le président du Gouvernement cantonal, Antonio Hodgers, le 24 septembre 2024 (p. 205).
Rééquilibrage et gouvernance
« En dépit des problèmes le Grand Genève reste un territoire aux attraits et à la qualité de vie rares, et au succès envié un peu partout » (p. 293). Ce constat donne le ton d’un livre très documenté ; qui n’oublie ni la région de Nyon, le CRFG, le Conseil du Léman ou le Téléphérique du Salève ; qui n’oublie pas non plus de donner la parole à des habitants, amenant une réalité humaine qu’on ne distingue pas toujours derrière les statistiques. Ainsi se rend-on mieux compte de l’augmentation dramatique des inégalités ainsi que des ponctions considérables sur les emplois qualifiés de France voisine, avec des frontaliers ayant « des salaires 2,7 fois plus élevés que les autres habitants du Genevois français » (p. 138) ; de même qu’on mesure mieux combien la frontière est une bouée de sauvetage pour les Genevois pauvres (et il y en a plus qu’on ne croit !).
L’auteur identifie fort bien le « rééquilibrage » et la « gouvernance » comme étant les deux grands défis à relever. Oui, répétons-le après lui : « Il s’agit de convaincre que le bien-être genevois passe par le Grand Genève » (p. 262), bien que ce ne soit pas toujours facile, mais avec tout de même des avancées, notamment sous forme de projets ou d’idées de co-financements franco-genevois dans le domaine des infrastructures ou de la formation de personnels de santé (mais à l’inverse, pourquoi refuser désormais tout enfant de frontalier dans les écoles genevoises, comme il a été tout récemment annoncé ?). Il faudra aussi que l’économie genevoise se résolve à créer des emplois de l’autre côté de la frontière. Elle devra y réfléchir sérieusement, car la partie française a clairement indiqué qu’elle ne souhaitait pas accueillir plus de 100’000 frontaliers supplémentaires d’ici 2050.
Travail de longue haleine donc, car des infrastructures ou des possibilités accrues de mobilité ou d’emploi ne suffiront pas à créer un sentiment d’appartenance. C’est dans cet esprit que doivent être mentionnées diverses idées d’avenir, comme un passeport culturel généralisé, une carte de sécurité sociale transfrontalière, ou une série de grands événements commémorant en 2028 le 250e anniversaire de la disparition de Voltaire et de Rousseau, figures mondialement connues de la région.