Créée à Genève en 1996 en lien avec le Conseil de l’Europe, la FEDRE www.fedre.org s’intéresse depuis toujours aux régions transfrontalières. En 2023, elle a noué un partenariat avec le Crédit Agricole nextbank pourétudier l’effet-frontière sur le pourtour de la Suisse. Après le numéro 1 qui traitait de l’aide alimentaire, le numéro 2 des difficultés du secteur de la santé, le numéro 3 présentant un sujet vital pour nos régions – l’eau –, le numéro 4 tourné vers la culture, le numéro 5 affrontant le thème délicat de qui indemnise le chômage des frontaliers, le numéro 6 axé sur l’idée d’une carte de résident frontalier, le suivant analysant la mobilité durable en agglomération transfrontalière, le numéro 8 consacré aux aspects européens des coopérations transfrontalières, le numéro 9 à la diversité des systèmes d’imposition des frontaliers, le numéro 10 à la différence entre la Suisse et ses voisins dans la comptabilisation des chômeurs, le numéro 11 à la planification d’infrastructures de transports durables en agglomération frontalière, le numéro 12 à la contribution de la culture à une identité transfrontalière commune, le numéro 13 à l’importance croissante des phénomènes frontaliers et la transformation du rôle des frontières, le numéro 14 au rôle du sport dans les relations transfrontalières, voici le numéro 15 traitant d’un sujet ambitieux : la démocratie en région transfrontalière.
La démocratie ? Un idéal qu’on peut résumer par la formule de Lincoln : « Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Mais c’est moins simple dans la réalité, et encore plus compliqué dans les régions transfrontalières où entrent en contact des systèmes juridiques, politiques et administratifs (ainsi que les comportements qui leur sont liés) sensiblement différents. Il n’est donc pas inutile de de se demander : où en est-on de la démocratie en région transfrontalière ?
De l’idéal…
On l’a peut-être oublié, l’un des grands promoteurs de l’idée de régions transfrontalières fut le penseur européen d’origine neuchâteloise Denis de Rougemont (1906-1985), qui s’y intéressa dans le cadre de ses réflexions des années 1960 et 1970 sur « l’Europe des Régions ». Habitant le Pays de Gex depuis 1947 (Ferney-Voltaire, puis Saint-Genis-Pouilly), c’est à Genève, au Centre Européen de la Culture qu’il dirigeait, qu’il formula ses thèses sur l’Europe et les régions.
Pour Denis de Rougemont, les régions devaient être surtout des « espaces de participation civique » permettant de restaurer, dans un monde de plus en plus globalisé et technocratisé, ce qu’il appelait des « communautés à l’échelle humaine », conditions selon lui d’une citoyenneté active (on sent l’influence suisse) et d’une démocratie vivante. Il imaginait aussi les régions transfrontalières comme des régions fonctionnelles et à géométrie variable, permettant de gérer en commun des problèmes de tous ordres transcendant les frontières héritées du passé.
… à la réalité
Inutile de le nier, la réalité est beaucoup plus prosaïque. Pourtant, on ne saurait contester le fait que des institutions transfrontalières se soient développées un peu partout. Après la région autour de Bâle (Regio Basiliensis) en 1963, puis le Comité régional franco-genevois (CRFG) en 1973, apparurent il y a une quarantaine d’années l’Arc jurassien (Bourgogne-Franche-Comté, Jura, Neuchâtel, Berne, Vaud) et le Conseil du Léman (Genève, Vaud, Valais, Ain, Haute-Savoie), auxquels s’est ajouté un dernier né en 2013 : le GLCT de l’Agglomération dite du « Grand Genève ».
Toutes ces instances sont spécialisées dans un rôle fonctionnel, avec parfois des ambitions qui peuvent un peu rétrécir, comme aujourd’hui on le voit au Conseil du Léman, ou au contraire prendre l’ascenseur, comme c’est le cas du Grand Genève, qui à l’origine cantonné spécifiquement à des tâches d’aménagement, de mobilité et d’environnement, voudrait s’occuper de logement, de foncier, de social, de culture, de santé… Mais sont-elles démocratiques ?
Trop de technocratie, trop peu de démocratie ?… si oui, que faire ?
Certes, toutes les institutions mentionnées ont à leur tête des instances formées d’élus des territoires qu’elles couvrent (auxquels s’ajoutent, dans l’Arc jurassien et au CRFG, les préfets français de région). Mais ce n’est pas prendre beaucoup de risques que de dire que tout cela se situe fort loin du citoyen. Ainsi, la critique qui leur est le plus souvent adressée est qu’elles n’ont pas pu se débarrasser d’un profil technocratique qui ne permet guère aux citoyens de participer.
Un petit nombre de personnes, très investies dans la cause, militent pour la création d’une Assemblée transfrontalière du Grand Genève. Il y a une quinzaine d’années, des idées semblables avaient déjà été évoquées lors de la révision de la Constitution du canton de Genève, mais sans résultat. On comprend bien l’objectif, en revanche la réalisation soulève tant de problèmes politiques, juridiques, de compétences, de mode d’élection et même de légitimité qu’on n’imagine pas la réalisation d’une telle instance représentative avant un bon moment (le juriste de l’Université de Genève Nicolas Levrat suggère néanmoins quelques pistes).
Le CRFG et le Conseil du Léman n’ont pas d’assemblées. Le Grand Genève a, lui, un « Forum d’agglomération » ayant pour vocation de représenter la société civile transfrontalière, c’est-à-dire la pointe émergée des ONG mobilisées sur ce territoire, souvent en relation à un dossier spécifique. Il peut s’autosaisir et transmettre ses vœux aux autorités politiques du Grand Genève qui n’ont nulle obligation d’en tenir compte. C’est néanmoins une source d’idées nouvelles lui donnant une dimension de « poil à gratter » qui n’est pas toujours malvenue.
Comment pourrait-on renforcer ce Forum, sans pour autant l’ériger en assemblée (car ses membres ne sont pas élus) ? Une idée (discutée au sein du Forum lui-même) est de lui donner un statut proche de celui qu’a la Regio Basiliensis, constituée depuis son origine en association, mais sans perdre l’avantage budgétaire d’être un organe du Grand Genève. Dans un contexte qui n’a pas été celui de Genève, la Regio Basiliensis a pu jouer de longue date un rôle de catalyseur, de laboratoire d’idées et d’instance de mise en œuvre sur mandats des autorités politiques. L’idée est à creuser, mais le préalable devrait être une étude approfondie de l’expérience bâloise pour formuler une proposition au vu de ce qui paraîtrait transposable, sans oublier la dimension européenne, omniprésente à Bâle et curieusement passée sous silence à Genève.