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CULTURE DE LA MOBILITÉ

«Aujourd’hui, il y a de plus en plus d’espaces dans lesquels les masses coexistent, mais sans que les gens vivent en relation les uns avec les autres. Les individus sont isolés, et de ce point de vue, ces espaces sont précisément des non-lieux, c’est-à-dire des espaces de communication, de circulation et de consommation. Si nous voulions étudier quelque chose de vraiment nouveau, poser de nouvelles questions, nous devrions commencer ici : du concept de relation. Ce qui est la véritable ‹ utopie contemporaine › ».

Dixit le grand anthropologue Marc Augé dans un dialogue sur l’avenir de la barrière des Alpes (Perché l’Europa esista, Milan, 2014), en soulignant le grand défi des lieux et des communautés qui vivent géographiquement et culturellement au centre de l’Europe, alors que les Alpes sont cependant souvent à la périphérie des politiques nationales et des grands choix stratégiques continentaux. Et la question de la mobilité, avec celle du développement durable et de l’innovation, sont au coeur du défi pour l’avenir des Alpes.

La mobilité est, avant tout, un fait culturel. L’anthropologue Edward Tylor a donné (1871) la définition communément admise du concept : la culture coïncide avec ce que les individus pensent (religion, droit, éthique), ce qu’ils font (coutumes et habitudes d’une collectivité) et ce qu’ils produisent. Alors pourquoi voyageons-nous ? Pour vivre des expériences culturelles, pour assister à des événements, pratiquer des sports, visiter des sites culturels ou naturels, profiter d’offres de bien-être, découvrir la gastronomie et les vins, pratiquer la randonnée (mentionnons en outre les deux ultratrails les plus célèbres du monde, l’Ultra Trail Mont- Blanc et le Tor des Géants).

Il y a des infrastructures qui permettent de découvrir des endroits attractifs, comme le Skyway à Courmayeur (huitième merveille du monde, selon les Valdôtains), ou comme le Train du Montenvers – Mer de Glace. Mais l’essentiel de la mobilité repose sur des équipements comme les tunnels alpins ferroviaires et routiers, les voies ferrées, les autoroutes, les nouvelles voies vertes…

Lors d’une conférence sur l’idée de frontière et de limite (Tra i Confini, 2007), Marc Augé, écrivait : « Nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas de chemin triomphal vers le développement. La conscience planétaire est une conscience doublement malheureuse, à la fois écologiquement et socialement ». C’est dans son essai consacré précisément à la mobilité (Pour une anthropologie de la mobilité, 2009) qu’il montre un phénomène qui a changé, peut-être pour longtemps : « On peut tout faire sans bouger et l’on bouge pourtant ».

Le monde est coupé en deux : les métropoles, les mégapoles et les districts industriels attirent les personnes, tandis que les zones rurales se dépeuplent ou deviennent de nouveaux lieux de prédilection. D’un côté, les gens se déplacent parce qu’ils y sont contraints ; de l’autre, ils le font par choix. La région Diamant Alpin connaît les deux phénomènes : le premier (dépeuplement constant) pendant des siècles, le second (résidences secondaires, voire premières) pendant quelques décennies. L’histoire a deux faces : le redéveloppement et le repeuplement des zones rurales marginales (par exemple dans le Val du Grand-Saint-Bernard, le Val de Suse, l’Arve et le Valais) et la désaisonnalisation dans les principales stations touristiques branchées.

Au cours des trente dernières années au Val d’Aoste, alors que la population résidentielle de la vallée centrale et de la montagne a augmenté, celle de la zone médiane, généralement à vocation agricole, a diminué. La mobilité a joué un rôle important dans le développement de stations comme Courmayeur et Chamonix. Mais l’innovation est aussi un facteur important : en Suisse, on estime que la seule installation (actuellement à l’étude) de panneaux sur la quasi-totalité des voies ferrées du pays permettrait de produire plus d’un TWh d’électricité par an.

Dans un ouvrage issu d’une conversation entre deux économistes d’origine valdôtaine, Andrea Farinet et Massimo Michaud (Il Sogno valdostano, 2008), ce dernier, alors PDG d’AXA, écrivait à propos de l’avenir du Val d’Aoste et des territoires autour du Mont-Blanc : « Il ne suffit pas de s’arrêter et de voir ce que l’on a, mais d’y travailler. Pour cela, il faut retenir ces six ‹ a › : l’Air, l’eau (Acqua) et l’Alimentation, qui sont les ‹ a › concrets et fondamentaux de l’environnement dont il faut prendre soin. Nous avons ensuite trois ‹ a › d’initiatives individuelles reposant sur les attitudes des personnes : l’Amour de la nature, l’Accueil et l’Âme. » L’âme est l’écosystème immatériel du Diamant Alpin. Sans âme, les infrastructures ne sont que des lignes noires sur une feuille de papier blanc.

MOBILITÉ DE LA CULTURE

Jusqu’au XIXe siècle, les montagnards étaient dépeints par la bourgeoisie européenne comme des êtres sous-développés, des peuples limités dans leur esprit, quand ils ne souffraient pas d’un crétinisme endémique. Même la nature n’a pas toujours suscité un grand enthousiasme. Hegel, visitant un glacier alpin, écrivait : « Une telle vue n’a rien de grandiose ou d’agréable ».

Pourtant le monde alpin a changé il y a deux cent trente-six ans, lorsque Jacques Balmat et Michel Gabriel Paccard, tous deux originaires de Chamonix, ont conquis pour la première fois le sommet le plus célèbre d’Europe. Peu après, toujours à Chamonix, cette fois grâce à des voyageurs anglais, l’idée de la montagne liée au loisir est née.

Ce qui avait été pendant des siècles, pour les montagnards eux-mêmes, les Montes Horribilis, sont devenus une destination de vacances, d’exploration et de découverte. Depuis lors, le Mont-Blanc et une poignée de stations exclusives sont devenus, dans l’imaginaire mondial, l’endroit où il faut aller. Ces lieux justifient d’importants investissements dans les services et les infrastructures touristiques.

Les Alpes occidentales constituent une plaque tournante stratégique pour l’Europe. L’anthropologue Annibale Salsa (Il Tramonto delle identità nazionali, 2007) écrivait, en imaginant un lieu supranational qui partage une âme, celle des pays du Mont-Blanc : « Repenser les Alpes signifie d’abord prendre conscience de leur rôle au sein du vieux continent. Un rôle de réservoir de matières premières, telles que l’eau et la biomasse liées à l’industrie du bois, mais aussi d’espaces naturels de premier ordre, au sein d’un continent industrialisé et urbanisé ».

De limes, barrière et périphérie de la civilisation européenne, les Alpes sont devenues dans l’imaginaire mondial un coeur battant du continent. Mais les politiques n’en ont pas toujours pris conscience, hésitant sur les choix stratégiques liés à la mobilité et la préservation de la nature, seule chance de développement pour les Alpes.

Les choix stratégiques, dans un territoire dont les montagnes culminent à plus de quatre mille mètres, doivent témoigner d’une vision locale, régionale, nationale et européenne. Nous avons aussi besoin de chaînes d’approvisionnement et de réseaux culturels ; en commençant par l’agroalimentaire. Le Piémont et le Val d’Aoste, les pays de Savoie, la France et la Suisse alpines offrent un patrimoine de nombreux produits AOP (appellation d’origine protégée), mondialement connus. D’autres, de qualité égale, ont un potentiel de réel développement dans les réseaux de proximité (circuits courts) où on ignore souvent leur existence.

Des mots tels que durabilité et innovation devraient être présents dans le débat sur l’avenir des régions alpines. L’écrivaine Michela Murgia, lors d’une intervention dans le cadre du projet transfrontalier « Argonautes des Alpes », a déclaré : « Je n’ai pas le culte du typique et j’ai du mal à m’identifier au concept de racines appliqué à une humanité en constante évolution. Tout ce qui tente de décliner la culture en termes statiques me trouve hostile, car le mot tradition signifie transport, passage, mouvement à travers le symbolique : exactement le contraire de la ‹ conservation › ».

L’idée que se font les touristes d’un paradis alpin peuplé de bergers et de raclettes risque de générer un énorme malentendu : c’est la nature qu’il faut préserver (ou plutôt laisser libre de changer par elle-même), pas la culture ou les modes de vie, à moins de vouloir vivre dans un cadre folklorique.

La culture doit être valorisée, elle doit être construite et reconstruite. En ce sens, de nouvelles prestations et infrastructures, durables et conçues dans le cadre d’un écosystème environnemental, culturel et économique, sont essentielles pour l’avenir des Alpes.

CONCLUSION : MOBILITÉ ET CIRCUITS COURTS

Quelles leçons peut-on tirer de ces observations ? Le potentiel du Diamant Alpin demeure sous-utilisé parce que nous n’en avons pas suffisamment conscience. Prenons quelques exemples : qui, à Genève, à Lausanne ou à Aoste, connaît Savoie Technolac et les 230 entreprises innovantes qui y sont hébergées, ou la Vallée de l’Arve et ses leaders industriels mondiaux ? Qui connaît à Lyon, Annecy, Grenoble ou Chambéry les activités industrielles genevoises, vaudoises et valaisannes ? La liaison rapide ferroviaire entre les aéroports de Lyon-Saint-Exupéry et de Genève- Cointrin attend toujours un début de volonté de concrétisation alors même que Genève arrive à saturation alors que Lyon dispose d’espaces… De même dans le domaine de l’agriculture et de la viticulture, les produits locaux, souvent de grande qualité, sont insuffisamment valorisés dans les réseaux de distribution. Il faut jouer beaucoup plus la carte des circuits courts. Dans le domaine culturel, l’offre est très dense et la situation probablement moins problématique que dans les secteurs qui viennent d’être mentionnés, car les gens y font preuve de plus de curiosité et arrivent à découvrir par eux-mêmes ce qu’ils recherchent.

QUELQUES LIEUX DE L’ÂME DU DIAMANT ALPIN

Genève-Lyon-Turin
En 1987, trois hommes – Claude Haegi (Genève), Michel Rivoire (Lyon) et Piero Gastaldo (Turin) – tracèrent sur la nappe en papier d’un bistro lyonnais trois droites reliant Genève, Lyon, Turin. Puis trois autres droites pour relier les angles, puis encore trois droites reliant les angles depuis le Mont-Blanc situé au centre. Ils découvrirent alors qu’ils avaient dessiné la forme d’un diamant. Le nom de « Diamant Alpin » leur vint donc naturellement à l’esprit pour désigner cette réalité composée de trois villes emblématiques autour d’une montagne connue du monde entier. Genève l’internationale des organisations onusiennes et du CERN, ville frontière ; Lyon française par sa culture, italienne par son urbanisme, et européenne par vocation ; Turin, siège historique de la Maison de Savoie, riche d’un patrimoine classique et d’une formidable culture industrielle dont témoignent les usines de la FIAT. Trois villes complémentaires qui structurent cet espace, mais Genève est très mal reliée par le train à Turin et dans des conditions insuffisantes à Lyon. Le tunnel européen du Lyon-Turin améliorera les choses en renforçant ainsi la mobilité dans le Diamant Alpin.

Un tissu riche et varié
Sion et Martigny en Valais ; la rive nord du Lac Léman avec Lausanne, Vevey et Montreux ; la rive sud avec Évianles- Bains et Thonon-les Bains ; Chamonix, Annecy et Chambéry dans les pays de Savoie ; Grenoble capitale du Dauphiné ; Divonne-les-Bains dans le département de l’Ain, Aoste et Courmayeur dans la région historiquement francophone du Val d’Aoste, Sestrières, Stresa au bord du Lac Majeur, Ivrea berceau historique d’Olivetti d’autres exemples qui montrent la diversité et la richesse du tissu de villes intermédiaires du Diamant Alpin.

En altitude
Les stations d’altitude françaises, italiennes et suisses sont une composante importante du Diamant Alpin. Elles jouent un rôle économique considérable qui est en constante évolution. Elles poursuivent toutes le même objectif : les quatre saisons. La diversité de leur offre est large. Une clé du succès : la qualité de leur accessibilité. Certaines stations s’orientent vers l’implantation d’entreprises souvent tournées vers l’innovation technologique et la fourniture de services.

Cols et tunnels
Tunnels et cols du Simplon, du Gothard, du Grand-Saint-Bernard, du Fréjus, tunnels du Lötschberg et du Mont-Blanc, col du Petit-Saint-Bernard : sans eux, les Alpes seraient une barrière. Détermination et courage ont permis de la franchir. Le percement des tunnels a coûté de nombreuses vies humaines. Toujours plus longs, toujours plus profonds, ils ont depuis le milieu du XIXe siècle été des défis technologiques. Ils réduisent considérablement les distances et sont devenus des maillons décisifs des grands réseaux de transports européens. Avant, les cols étaient les seuls moyens de passage, aujourd’hui ils sont surtout des itinéraires touristiques. Mais ce sont des âmes du Diamant Alpin, avec parfois des hospices au sommet et leur vie imprenable sur la chaîne de montagnes qui les entoure.

L’eau et les forêts
Source vitale d’eau douce pour une large partie de l’Europe, la chaîne des Alpes fournit cette matière première des plus précieuses. La fonte spectaculaire des glaciers déstabilise la montagne avec de nombreux effets environnementaux et économiques. La forêt alpine est dense, couvrant environ la moitié du territoire des chaînes de montagne. Parfois difficile d’accès, elle joue un rôle de protection contre les avalanches, les chutes de pierres, et contribue à la stabilisation des sols. Elle est riche d’essences variées dont certaines sont toutefois exposées au changement climatique. Elle est aussi productrice de bois pour des usages très variés (construction et énergie). Son extraction coûteuse en limite l’utilisation.

Vignobles et vignerons
La culture de la vigne est l’âme symbolique, culturelle et historique du Diamant Alpin, région d’élection de vignobles héroïques, créés avec passion par de petits producteurs d’excellence, dans un climat frais, sec et bien ventilé. Les voies du Diamant sont également une route des vins, à la découverte de grands crus et de raretés précieuses : du Barolo piémontais au Beaujolais du Rhône et aux blancs de la Vallée d’Aoste élevés en altitude, sans compter les crus de la Savoie, ceux de Genève, du Lavaux et de la Côte vaudoise, et les cépages autochtones du Valais. On y trouve une variété unique et une filière composée de milliers de vignes, de caves, d’oenothèques et d’événements consacrés au terroir et à la culture transfrontalière du vin. ■

Contribution rédactionnelle :
Riccardo Piaggio

Article paru dans L’Extension Diamant Alpin, Printemps 2023 / www.lextension.ch